XX
Est-il vrai que l'ambre contient les pleurs versés par les sirènes?
Comment s'appelle cette fleur qui vole d'un oiseau à l'autre?
Ne vaut-il mieux jamais que tard? 
Et pourquoi le fromage a-t-il pour ses exploits choisi la France?
XXI
Et quand on fonda la lumière fut-ce bien au Venezuela?
Où est le centre de la mer? Pourquoi les vagues n'y vont-elles?
Est-il sûr que ce météore naquit colombe d'améthyste?
Puis-je demander à mon livre s'il est vrai que je l'ai écrit?
XXII
Amour, amour, si lui si elle ne sont plus, où sont-ils allés?
Hier, ai-je dit à mes yeux, hier, quand nous reverrons-nous?
Et quand le paysage change, est-ce tes mains ou bien tes gants?
Lorsque chante le bleu de l'eau que fleure la rumeur du ciel?
XXIII
Se mue-t-il en poisson volant, le papillon lorsqu'il transmigre?
En ce temps-là n'était-il pas vrai que Dieu vivait sur la lune?
Quelle couleur a le parfum du sanglot bleu des violettes?
Un jour a combien de semaines? Un mois, combien a-t-il d'années?
XXIV
Quatre est-il quatre pour chacun? Tout sept est-il égal à l'autre?
Quand un prisonnier pense au jour, est-ce bien celui qui t'éclaire?
As-tu songé à la couleur que prend Avril pour les malades?
Quelle monarchie d'Occident  arbore un drapeau de coquelicots?
XXV
Pourquoi, pour attendre la neige, la futaie se met-elle nue?
Et comment savoir qui est Dieu parmi les Dieux de Calcutta?
Et pourquoi tous les vers à soie  vivent-ils si déguenillés?
Pourquoi le cœur de la cerise est-il si dur en sa douceur?
Est-ce parce qu'il doit mourir ou parce qu'il doit subsister?
XXVI
Ce Sénateur grave et guindé qui me prétendait châtelain
a-t-il croqué, neveu aidant, la crêpe de l'assassinat?
Qui le magnolier trompe-t-il avec son parfum de citrons?
Où l'aigle pose-t-il sa dague quand il se couche dans un nuage?
XXVII
Ne seront-ils pas morts de honte ces trains qui se sont fourvoyés?
Qui a jamais vu l'aloès? Où les a-t-on plantés, les yeux
du camarade Paul Éluard?
- Acceptez-vous quelques piquants? a-t-on demandé au rosier.
XXVIII
Pourquoi les vieux n'évoquent-ils ni les dettes ni les brûlures?
Le parfum de la jeune fille surprise alors était-il vrai?
Pourquoi les pauvres cessent-ils de comprendre, à peine enrichis?
Où trouver une cloche qui tintera au fond de tes rêves?
XXIX
Quelle distance en mètres ronds sépare soleil et oranges?
Qui donc réveille le soleil quand il dort sur son lit brûlant?
La terre chante-t-elle comme un grillon dans le chœur céleste?
La tristesse est-elle si vaste, si ténue, la mélancolie?
XXX
En écrivant son livre bleu Rubén Dario n'était-il vert?
Rimbaud n'était-il écarlate? Gôngora, couleur de violettes?
Et Victor Hugo, tricolore? Et moi, tout de jaune rayé?
Se groupent-ils, les souvenirs de tous les pauvres des villages?
Et dans un coffre minéral le riche a-t-il rangé ses rêves?
XXXI
Qui interroger sur ce que je suis venu faire en ce monde?
Pourquoi me mouvoir malgré moi, pourquoi ne puis-je être immobile?
Pourquoi rouler ainsi sans roues et voler sans ailes ni plumes,
et qui m'a poussé vers ailleurs si mes os vivent au Chili?
XXXII
S'appeler Pablo Neruda, y a-t-il plus sot dans la vie?
Qui, dans le ciel de Colombie, collectionnera les nuages?
Pourquoi choisit-on toujours Londres pour les congrès de parapluies?
La reine de Sabaavait-elle un sang amarante?
Les pleurs versés par Baudelaire quand il pleurait étaient-ils noirs?
XXXIII
Et pourquoi le soleil est-il un si mauvais ami pour le voyageur du désert?
Et pourquoi le soleil est-il si sympathique dans le jardin de l'hôpital?
Oiseaux ou poissons, que retient la lune au creux de ses filets?
Est-ce là où on me perdit que j'ai fini par me trouver?
XXXIV
Dans les vertus oubliées, puis-je me tailler un costume neuf?
Pourquoi les plus belles rivières sont-elles allées couler en France?
Pourquoi la nuit de Guevara ne s'aube-t-elle en Bolivie?
Là-bas, son coeur assassiné recherche-t-il ses assassins?
Et le raisin noir de l'exil n'a-t-il d'abord un goût de larmes?
XXXV
Notre vie n'est-elle un tunnel entre deux clartés imprécises?
Ou serait-elle une clarté entre deux triangles obscurs?
Ou la vie est-elle un poisson prédisposé à être oiseau?
La mort, est-ce de ne pas être, ou d'être des corps dangereux?
XXXVI
La mort est-elle au bout du compte une cuisine interminable?
Que feront tes os disloqués, quêteront-ils encore ta forme?
Ta destruction se fondra-t-elle en autre voix et autre jour?
Dans les chiens et les papillons y aura-t-il tes propres larves?
XXXVII
Verra-t-on naître de tes cendres des Tchèques ou des tortues de mer?
Embrasseras-tu des œillets avec d'autres lèvres futures?
Mais sais-tu d'où provient la mort : Est-ce d'en haut? Est-ce d'en bas?
Est-ce des murs ou des microbes? Est-ce de l'hiver ou des guerres?
XXXVIII
Ne crois-tu pas que la mort vit dans le soleil d'une cerise?
Le printemps ne peut-il aussi te tuer par un de ses baisers?
Crois-tu que le deuil anticipe le drapeau de ta destinée?
Vois-tu dans la tête de mort ta souche au tas d'os condamnée?
XXXIX
Ne sens-tu aussi le danger dans le fou rire de la mer?
Ne vois-tu dans la soie sanglante du coquelicot, une menace?
Ne vois-tu pas que le pommier fleurit pour mourir dans la pomme?
Ne pleures-tu, parmi les rires, près des bouteilles de l'oubli?

Pablo Neruda – Le livre des questions





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