Dis-moi, la rose est-elle nue ou n'a-t-elle que cette robe ?
Pourquoi les arbres cachent-ils l'éclat somptueux de leurs racines ?
Est-il plus triste chose au monde qu'un train arrêté sous la pluie ?
Est-il vrai qu'il faut arroser l'espoir avec de la rosée ?
Que raconte la vieille cendre quand elle marche auprès du feu ?
Les larmes qu'on ne verse pas attendent-elles en petits lacs ? 
Ou seraient-elles des rivières coulant cachées vers la tristesse ?
Est-ce le soleil d'hier ? Ou le feu de son feu est-il autre ?
Comment rendre grâce aux nuages pour cette abondance éphémère ?
Que diront de ma poésie ceux qui n'auront pas touché mon sang ?
Pourquoi dans une époque noire se sert-on d'une encre invisible ?
Est-il vrai que sur ma patrie, plane la nuit, un condor noir ?
Qu'a fait pour se retrouver libre la bicyclette abandonnée ?
Est-il vrai qu'en la fourmilière les songes sont obligatoires ?
As-tu perçu comment l'automne
ressemble à une vache jaune ?
Et comment la bête automnale est plus tard un sombre squelette ?
Et comment l'hiver accumule tant et tant de bleus linéaires ?
Qui a demandé au printemps sa transparente monarchie ?
Qui chante là au fond de l'eau dans la lagune abandonnée ?
Est-il vrai que l'ambre contient les pleurs versés par les sirènes ?
Puis-je demander à mon livre s'il est vrai que je l'ai écrit ?
Amour, amour, si lui si elle ne sont plus, où sont-ils allés ?
Hier, ai-je dit à mes yeux, hier, quand nous reverrons-nous ?
Quatre est-il quatre pour chacun? Tout sept est-il égal à l'autre ?
Quelle monarchie d'Occident arbore un drapeau de coquelicots ?
Pourquoi le cœur de la cerise est-il si dur en sa douceur ?
Pourquoi les pauvres cessent-ils de comprendre, à peine enrichis ?
Où trouver une cloche qui tintera au fond de tes rêves ?
La tristesse est-elle si vaste, si ténue, la mélancolie ?
Qui donc réveille le soleil quand il dort sur son lit brûlant ?
Se groupent-ils, les souvenirs de tous les pauvres du village ?
Et dans un coffre minéral, le riche a t-il rangé ses rêves ?
Qui interroger sur ce que je suis venu faire en ce monde ?
Pourquoi me mouvoir malgré moi, pourquoi ne puis-je être immobile ?
Pourquoi rouler ainsi sans roues et voler sans ailes ni plumes?
Et qui m'a poussé vers ailleurs si mes os vivent au Chili ? 
S'appeler Pablo Neruda, y a-t-il plus sot dans la vie ?
Pourquoi choisit-on toujours Londres pour les congrès de Parapluies ?
Et pourquoi le soleil est-il un si mauvais ami pour le voyageur du désert ?
Et pourquoi le soleil est-il si sympathique dans le jardin de l'hôpital ?
Est-ce là où on me perdit que j'ai fini par me trouver ?
Dans les vertus oubliées, puis-je me tailler un costume neuf ?
Et le raisin noir de l'exil n'a-t-il d'abord un goût de larmes ?
Notre vie n'est-elle un tunnel entre deux clartés imprécises ? 
Ou serait-elle une clarté entre deux triangles obscurs ?
Que feront tes os disloqués, quêteront-ils encore ta forme ? 
Crois-tu que le deuil anticipe le drapeau de ta destinée ?
Ne pleures-tu parmi les rires, près des bouteilles de l'oubli ?
Où est-il l'enfant que je fus ? Est-il en moi ? Est-il parti ? 
Sait-il que je ne l'ai aimé et qu'il ne m'aimait pas non plus ?
Pourquoi tout ce long bout de route, et grandir pour nous séparer ?
Pourquoi n'être pas morts tous deux avec la mort de mon enfance ?
Pourquoi, si mon âme est tombée, ai-je conservé mon squelette ?
Le printemps ne t'a- t-il trompé par des baisers qui n'ont fleuri ?
Quel poids charge le plus la taille: les douleurs ou les souvenirs ?
Qui pourrait persuader la mer de se montrer plus raisonnable ?
A quoi lui sert de démolir l'ambre bleu et le granit vert ?
A quoi bon toutes ces rides et tous ces trous dans le rocher ?
Ne serait-il bon d'interdire les baisers interplanétaires ?
Pourquoi ne pas sonder les choses avant d'aménager des mondes ?
Et pourquoi pas l'ornithorynque avec son costume spatial ?
Les fers n'ont-ils pas été forgés pour les montures de la lune ?
Que signifie continuer d'être dans la venelle de la mort ?
Dans le vaste désert du sel, comment fleurir est-il possible ?
Dans la mer du -rien-ne-se-passe trouve-t-on tenue pour mourir ?
Lorsque les os s'en sont allés qui vit dans l'ultime poussière ?
La goutte vive du mercure court: vers le bas ? Ou vers toujours ?
Ma poésie infortunée aura-t-elle mes yeux pour voir ?
Garderais-je odeur et douleurs lorsque, détruit, je dormirai ?
Pourquoi suis-je né sans mystère ?
Pourquoi tout seul ai-je grandi ?
Qui m'a demandé d'ébranler les portes de mon propre orgueil ?
Quel drapeau s'est déployé là où on ne m'a pas oublié ?
Faut-il, là où finit l'espace, parler de mort ou d'infini ?

Pablo Neruda

Extrait du Livre des Questions, dernier livre écrit par le grand poète chilien avant sa mort en 1973  




Commentaires

  1. « Je voulais parler de la mort, mais la vie a fait irruption, comme d’habitude » Virginia Woolf

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    1. @Aramis voilà c'est un peu come ça, et puis la mort.... évitons d'avoir à en parler! Belles fêtes de fin d'année @ vous.

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